Jean-Claude Barrey juin - 30 - 2014
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Voici la fin de l’excellent article de Jean-Claude. Pour les retardataires, il est encore temps de lire la première partie: L’animal Prothèse ou prothèses pour l’animal # 1.

Animal domestique ou « animal prothèse ».

Les animaux domestiqués n’ont pu l’être que parce qu’ils étaient biologiquement domesticables (conservation de caractères juvéniles). Chez eux, les signaux de reconnaissance de l’espèce ne sont pas encore perçus avec précision.
Il en résulte que deux individus d’espèces différentes, ayant tous deux cette imprécision de reconnaissance caractérisant les juvéniles, peuvent s’accepter mutuellement comme « membres honoraires » de leur propre espèce.
Cela permet la co-habitation et la co-action, avec comme conséquence la possibilité d’apprentissages réciproquement induits.Une deuxième caractéristique liée à la néoténie est la capacité de faire des apprentissages jusqu’en fin de vie, alors que chez l’animal sauvage, cette capacité disparaît presque totalement en atteignant la maturité sexuelle. Les adultes néoténiques, de quelque espèce qu’ils soient, peuvent donc toute leur vie acquérir et transmettre durablement des informations à un partenaire sous réserve que celui-ci soit également néoténique, ce qui est le cas de tous les animaux domesticables, mais aussi de l’homme qui est un primate présentant de nombreux caractères néoténiques. Ils pourront donc « s’apprendre » mutuellement quelque chose.

Mais, dans cet échange, l’homme est fortement avantagé. En effet, son néocortex associatif lui permet d’intérioriser et de « réarranger » les informations de façon nouvelle, c’est-à-dire d’avoir un imaginaire et un accès au futur à partir du passé et du présent. Cela, l’animal ne peut pas le faire: il vit dans le passé, le présent, et, éventuellement, dans un « futur-présent », évoqué (et non imaginé) à partir d’éléments directement présents dans l’environnement, dans un registre sensori-moteur et non néo-cortical intériorisé.
Grâce à cette différence, après avoir observé et fréquenté ces « humains honoraires » que peuvent être les animaux domestiques qu’ils côtoient, les humains « de souche » arrivent à imaginer un certain nombre de situations où les compétences de ces animaux pourraient leur être d’une certaine utilité.
Si l’on excepte la fonction « gibier-aliment » qui entraîne nécessairement la destruction de l’animal, qui perd de ce fait la possibilité d’accéder au statut d’humain honoraire (alors que l’animal producteur de lait ou d’oeufs peut le conserver), l’animal domestique a toujours rempli un rôle de complément d’une fonction déficiente ou même de remplacement d’une fonction absente.

 

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 © Photo Résilienfance

Un animal domesticable, le chien, grâce à des caractères sociaux très proches des nôtres, devint un gardien du groupe et de l’habitat, ainsi qu’un précieux auxiliaire de chasse au flair qui dépasse de loin le nôtre. Le cheval, plus fort, plus rapide et plus porteur que nous, va servir à tirer chariot et charrue, nous aider à nous déplacer et porter notre bagage, et constituer ainsi un vecteur de nomadisme, de migrations et, malheureusement, de combat.
Les exemples abondent (depuis -15.000 avec le chien, -8.000, la chèvre et le mouton, -6.000, l’âne et le cheval, -3.000, le dromadaire, etc….) car l’humain, à force d’observations, a détecté des animaux domesticables, qu’il peut approcher, et possédant des caractères sensorimoteurs bien supérieur aux nôtres et que nous leur envions. Il ne reste plus qu’un pas à franchir pour utiliser notre néoténie commune pour entrer en contact avec eux, et pour utiliser notre néocortex associatif capable
de projections dans le futur pour développer, à notre profit, les divers dons que possèdent ces animaux. L’élevage et la sélection artificielle feront le reste, en
affinant aux mieux les caractères sélectionnés. Nous avons appris à manipuler, presque à leur insu, quantité d’animaux qui sont ainsi pour nous des sortes de prothèses… Prothèses qui étaient d’abord utilitaires, mais, au gré de l’évolution des civilisations et des cultures, sont souvent devenues affectives. Aujourd’hui, comme le souligne Hubert Montagner (L’enfant et l’animal, les émotions qui libèrent l’intelligence, ed.Odile Jacob, 2002) l’animal familier joue, bien malgré lui, un rôle de prothèse affective et cognitive, qui permet à l’individu de compenser ses carences relationnelles, et ainsi de participer à stabiliser les relations affectives à l’intérieur de groupes humains (tels qu’une famille).

Mais, ce faisant, nous avons extrait ces animaux de leur monde propre (leur Umwelt), qui, malgré leur néoténie, est le même que celui des espèces sauvages dont ils sont issus. La stabilisation définitive de leurs caractères juvéniles leur permet « d’apprendre » un environnement – notre umwelt humain – dans lequel ils se trouvent plongés et qui n’était pas destiné à être le leur. Ils seront un peu comme l’enfant humain orphelin qui devra, faute de parents et de milieu familial, s’habituer tant bien que mal à l’orphelinat. Tout dépendra, pour lui, de la qualité matérielle et affective de cet orphelinat: la qualité de son avenir en résultera. L’animal domestique, en quelque sorte « orphelin de son espèce », va donc chercher à son tour, dans notre monde propre qui l’entoure, les éléments de son propre Umwelt, communs aux deux mondes, qui constitueront les prothèses nécessaires pour compenser les déficits fonctionnels, sociaux ou environnementaux dont il va obligatoirement souffrir. C’est à nous de les lui fournir et sa qualité de vie sera complètement alignée sur la qualité des prothèses que nous lui fournirons, non pas de notre point de vue, mais du sien, c’est-à-dire par rapport à son « umwelt » et non par rapport au nôtre.Prenons une comparaison humaine: un unijambiste pourra remplacer sa jambe absente soit par une béquille, soit par une jambe de bois ou une prothèse perfectionnée, articulée et si bien fixée que l’on aura du mal à distinguer son infirmité.

La règle à respecter pour que l’animal domestique pâtisse le moins possible des conditions imposées est qu’il puisse exprimer la totalité des Fonctions Finalisées sensorielles et motrices propres à son espèce. Ces fonctions, détaillées dans le schéma de Craig-Lorenz, doivent pouvoir évacuer quotidiennement leur potentiel spécifique. Si la bonne « dose » de stimulation de chacun des sens en usage dans chaque espèce n’est pas accessible à un individu quelconque, on pourra parler de privation sensorielle plus ou moins sévère, avec, comme conséquence, le cortège de pathologies liées au stress chronique produit par les inhibitions sensorielles (La légende des comportements, ed.Flammarion, 1994). On peut prendre comme exemple le déficit olfactif induit chez le chien par la sélection de museaux courts, et le déficit visuel induit chez le cheval vivant en écurie avec un champ de vision très limité, alors que sa vision panoramique, non centrée, est parfaitement adaptée à de grands espaces ouverts tels que la steppe.

Les animaux ainsi « dénaturés » seront obligés de faire appel à des ressource qu’ils possèdent déjà en eux, mais qui restaient inapparentes, faute d’usage, ou qui existaient déjà, mais pour un autre usage. C’est ce que Stéphen Jay Gould a nommé une « exaptation » (Les structures de la théorie de l’évolution, ed.Gallimard, 2006). Ainsi, l’étonnante dextérité manuelle mise en œuvre par les humains dans les activités artisanales n’est qu’une exaptation de ses coordinations motrices de primate brachiateur, avec les deux combinaisons possibles que sont la « pronation » (puissante) et la « supination » (précise).

De même, il pouvait arriver à un cheval d’être « inclus » dans un groupe de congénères, ou d’être empêtré dans des buissons, et les seules adaptations efficaces qu’il possède sont, en priorité, de « pousser » vers l’avant, ou, à défaut, de s’acculer. Il a suffi à l’homme de canaliser ces deux « aptations » pour faire de lui une prothèse tout à fait efficace pour tirer toutes sortes d’objets ou de véhicules.
Pour le chien, c’est encore plus simple, en raison de ses adaptations socio-familiales très proches des nôtres. Il est tout à fait normal, pour lui, de garder le gîte ou de
ramener à sa meute familiale le gibier qu’il vient de chasser. Il n’y a même pas besoin d’exaptation : il suffit que sa néoténie lui permette de transposer à sa famille adoptive humaine/chien honoraire ses adaptations canines.

Comme le dit Yves Christen (L’animal est-il un philosophe?, ed.Odile Jacob, 2013), reprenant sous une autre forme la notion d’umwelt : « tout animal, à sa façon, donne du sens aux choses qui l’entourent et se façonne une conception du monde ».
C’est cette conception du monde, propre à chaque espèce, que l’homme « domestiquant » doit pouvoir investir en fonction de chacune d’elle.
Avec les chiens, il faut « penser chien », et si possible organiser un espace vital qu’un chien peut s’approprier, comme un orphelin peut s’approprier l’orphelinat; sinon ilserait comme un orphelin livré à lui-même dans un monde d’adultes, et il vaut mieux nepas avoir de chien. Toutes ses fonctions sensori-motrices de chien devront pouvoir s’exprimer chaque jour dans un cadre adapté. Il doit évacuer une « motricité de chasse » et des rapports sociaux continuels, sinon il s’exprimera à vide, de façon inadaptée. Il grattera le tapis en rond pour y creuser le trou dans lequel il souhaite se blottir pour la nuit, et, faute d’un résultat satisfaisant, il développera des pathologies de l’inhibition de l’action cohérente: stéréotypies de léchage, grattage, sensibilité aux parasites, troubles du comportement alimentaire ou social, maladies de peau, etc…

Mêmes difficultés pour le cheval qui a évolué dans un milieu herbacé complètement ouvert auquel il est parfaitement adapté. Sa vision panoramique couvre, sans coupure, plus de 300°, mais son fond d’oeil, qui possède pour cela une grande densité de cellules sensibles sur une ligne à orientation naso-temporale, est dépourvu de macula, la tache centrale qui, chez les humains, permet une vision centrée précise, indispensable aux primates arboricoles dont nous sommes issus. Cette précision de la perception de proximité est assurée chez le cheval par une olfaction « macrosmate », qui se traduit dans le cerveau par une sorte de « carte olfactive » (olfactotopie) précise et détaillée. De plus, ses oreilles, indépendantes et constamment en mouvement, font office de « radar » lui permettant de localiser avec précision les sons proches ou lointains de son environnement (tonotopie). Sa sécurité dépend de ce panel sensoriel, amplifié par une structure sociale en groupes familiaux auto-organisés de façon très « soudée », qui dissuade le loup d’attaquer,(le loup étant le seul prédateur dangereux de son milieu et qui n’attaque que les sujets isolés ou affaiblis). Il résulte de tout cela que le cheval, pour évacuer quotidiennement ses tensions devrait disposer en permanence d’un milieu herbacé suffisamment vaste (à partir d’un certain confinement, des troubles sociaux apparaissent), en compagnie d’un ou de quelques congénères-amis (dans la nature, un cheval isolé est virtuellement mort!). Il ne doit pas être changé de partenaires et préfère être dans un espace qui lui permet une « simulation » de nomadisme. On voit que ces conditions sont rarement rassemblées, surtout depuis qu’il est devenu objet de loisir dans des milieux péri-urbains, d’où de
nombreuses pathologies de l’inhibition de l’action.

Le chat domestique, lointain descendant du chat sauvage de Lybie et proche cousin du chat forestier européen, tient de ses origines félines un caractère solitaire
territorial et un besoin absolu de se dissimuler dans tous ce qui ressemble à des broussailles et de grimper sur tout ce qui peut constituer un substrat où planter ses
griffes. Très autonome, n’étant en aucune manière en concurrence avec l’homme, il profite volontiers d’un habitat humain, substitut d’arbre confortable et sécure, à condition qu’il puisse en sortir et y rentrer à son gré. Faute de quoi, il cherchera des prothèses adaptatives pour explorer, s’abriter, grimper, etc…, sans tenir compte des fonctions que vous donnez à vos aménagements. Il s’ensuivra des luttes territoriales et des inhibitions de l’action qui se traduiront par du stress et par les pathologies qui y sont habituellement associées. Mais sous réserve d’une certaine liberté d’action, le chat est peut-être celui qui tire le mieux son épingle du jeu subtil des échanges de compétences entre mammifères néoténiques.

Ces exemples montrent que les animaux domestiqués qui nous servent de prothèses dans les domaines les plus variés, subissent en retour des pressions
environnementales anormales pour leur espèce. Ils doivent résister à cette « désaptation », c’est-à-dire à la perte de leur ajustement avec le milieu qui leur est imposé, ainsi qu’aux pathologies qui en résultent obligatoirement.
Le moins que nous puissions faire est de leur rendre la politesse, et de leur fournir à notre tour des prothèse de vie qui compenseront plus ou moins bien les déficits ou les excès de stimulations ou d’actions engendrés par notre cohabitation imposée.
Plus nous arriverons à « penser umwelt » de chaque animal, plus celui-ci se retrouvera dans un monde qui lui convient, et non dans un monde étrange, sans signification, générateur d’angoisse.

 

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Le chien, outre un groupe familial de substitution, devra pouvoir jouir d’un parcours de détente suffisant (une petite promenade en laisse ne lui suffit pas). Mais aussi, le monde du chien est un monde d’odeurs signifiantes, et l’en priver équivaudrait à faire vivre un homme avec des lunettes noires…
Nous avons vu (car nous, nous sommes dans un monde visuel) ce qui convenait idéalement au cheval ; l’immerger dans un monde urbanisé n’est pas cohérent. Il y sera en permanence submergé par des stimuli sans signification pour lui, privé de ceux ayant un sens, nourri par des repas (alors que son appareil digestif est fait pour travailler en continu), immobilisé au moins 20 heures sur 24 (alors que son système circulatoire veineux ne fonctionne bien que pendant la marche).
Quant au chat, qui est le plus actif au moment du lever et du coucher du soleil, et qui pratique une « territorialité à horaires décalés » par rapport à ses congénères, il sera fort ennuyé de se trouver enfermé à ces heures-là dans un logis, certes confortable et sécure, mais hermétiquement clos aux heures ouvrables de chat.

En conclusion, « penser (et agir) chien, cheval, oiseaux, chat, lapin ou cochon d’inde n’est pas toujours facile, mais c’est la seule voie permettant de pénétrer dans un monde animal cohérent, en évitant autant qu’il se peut les dérives ; la marge est étroite entre un humanisme bien assumé et un égocentrisme à la limite de l’esclavagisme !

Jean-Claude BARREY

Les billets de Jean-Claude sur le blog

– Le Cheval et l’homme: une rencontre improbable!

Cohabitation et relations homme-cheval # 1: Rappel sur les bases du comportement du cheval

Cohabitation et relations homme-cheval # 2: L’environnement imposé au cheval

Cohabitation et relations homme-cheval # 3: Relation Homme/Cheval

Ethologie: méfiez-vous des contrefaçons…

Votre cheval est-il heureux?

– Les chevaux et leurs cousins: les ânes

Le livre

Jean-Claude BARREY et Christine LAZIER, « Ethologie et écologie équines – Étude des relations des chevaux entre eux, avec leur milieu et avec l’homme », Editions Vigot, 2010, 208 p., 35 euros

One Response to “L’animal prothèse ou prothèses pour l’animal # 2”

    avatar
    PAQUET
    juillet 3rd, 2014 at 18:18

    Super, comme d’habitude on ne se lasse pas de lire et relire J-C Barrey. C’est à lire et à relire. Merci pour cette écriture pédagogique remplie d’illustration!

    Aude PAQUET

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